Divers arrêts de la Cour de cassation rendus en date du 25 novembre 2021 ont permis de préciser l’application dans le temps des règles belges et européennes relatives à l’abus fiscal.
Pour rappel, par la Loi-programme du 29 mars 2012, le législateur belge a adopté une nouvelle règle générale (donc non-limitée à l’application d’un texte légal particulier) « anti-abus » en matière d’impôts directs (ainsi que de droits d’enregistrement et de succession).
La nouvelle règle, désormais bien connue, prévoit en substance la possibilité pour l’administration de déclarer inopposable à son égard un « acte » ou un « ensemble d’actes » lorsqu’elle démontre que par sa démarche, le contribuable réalise, en violation des objectifs d’une disposition de la loi fiscale, une opération qui lui permet, soit de se placer « en-dehors du champ d’application de cette disposition », soit de prétendre « à un avantage fiscal prévu » par le Code ou ses arrêtés d’exécution.
Le législateur a prévu qu’en matière d’impôts directs, la mesure nouvelle serait applicable « aux actes ou ensembles d’actes juridiques posés au cours d’une période imposable clôturée au plus tôt à la date de publication de la (…) loi au Moniteur belge et se rattachant à l’exercice d’imposition 2012 » à partir de l’exercice d’imposition 2013.
Le caractère complexe du concept d’ensemble d’actes en combinaison avec le prescrit des dispositions transitoires a donné lieu à une vive controverse, qui se résume en substance à la question suivante : Pour que l’ensemble d’actes visé par la loi puisse tomber sous le coup des dispositions nouvelles, faut-il que chacun des actes constitutifs (donc, déjà, le premier acte) dudit « ensemble » soit accompli après l’entrée en vigueur de la loi ou, au contraire, l’accomplissement de ne fût-ce qu’un seul desdits actes après l’entrée en vigueur de celle-ci pourrait en entrainer l’applicabilité ?
Suivant la circulaire administrative en la matière, il suffirait que « le dernier acte juridique qui fait partie d’un ensemble d’actes juridiques réalisant une même opération » ait été posé dans le courant de l’année 2012 pour que la loi nouvelle s’applique.
Inversement, les praticiens et la meilleure doctrine estiment que la disposition nouvelle n’est applicable que si chacun des actes constituant l’ensemble litigieux est accompli sous son empire, puisque la disposition transitoire indique que la loi nouvelle est applicable aux (actes et) ensembles d’actes juridiques « posés au cours d’une période imposable clôturée au plus tôt à la date de publication de la loi ». Respectueuse du texte légal, qui indique clairement que c’est l’ensemble de ses actes constitutifs qui doit être posé au cours de la période imposable, cette position se concilie également avec l’exigence pour l’administration de déclarer inopposables l’intégralité des actes constitutifs de l’ensemble qu’elle entend mettre en cause.
C’est dans ce contexte conflictuel que les différents apprêts du 25 novembre 2021 ont été rendus.
Dans un premier group d’arrêts, la Cour s’est penchée sur certains arrêts de la Cour d’appel de Gand qui avait considéré que tous les actes constitutifs de « l’ensemble » visé par la loi devaient avoir été posés après l’entrée en vigueur de la loi nouvelle pour que celle-ci soit applicable, les juges gantois ayant par ailleurs estimé que la position administrative heurtait le principe de la prévisibilité de la loi, lié à l’article 1er du Premier protocole additionnel de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
Faisant, dans certains arrêts, référence au « texte clair » (sic) de la loi et aux travaux préparatoires de la loi de 2012, la Cour de cassation a jugé de manière dépourvue de toute ambiguïté que « le moyen qui suppose que, pour relever du champ d’application temporel de l’article 344, §1er, C.I.R., il suffit que le dernier acte de l’ensemble d’actes juridiques ait été accompli lors de la période imposable rattachée à l’exercice d’imposition 2013 ou aux exercices d’imposition qui suivent, repose sur une opinion juridique erronée et manque donc en droit. » (trad.). Ces décisions, fondées sur le texte effectivement clair de la loi, devraient mettre fin à la controverse relative à l’applicabilité de la nouvelle disposition en présence d’un « ensemble d’actes » : l’administration doit bien établir que chacun des actes constitutifs de l’ensemble qu’elle critique a été accompli après l’entrée en vigueur de celle-ci.
La nouvelle règle anti-abus belge n’est toutefois pas la seule disposition que l’administration aura essayé de faire appliquer de manière anachronique. Ainsi, dans le cadre d’une autre affaire soumise à la Cour de cassation, l’administration a postulé l’application de l’article 6.1 de la Directive (UE) 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur, et invoqué par ailleurs la violation d’un prétendu principe général de droit européen d’interdiction de l’abus de droit fiscal ; cela afin de mettre en cause pour l’exercice l‘imposition 2015 une construction mise en place en 2010 (!).
Par un arrêt rendu également en date du 25 novembre 2021, la Cour de cassation a, fort logiquement, rejeté le pourvoi de l’Etat belge.
D’une part, elle s’est prononcée sur l’applicabilité au cas examiné de l’article 6.1 de la Directive, qui prévoit que les États membres doivent exclure du calcul de l’impôt des sociétés tout montage ou série de montages (à caractère artificiel) conclus dans le but principal, ou ayant comme un des buts principaux, d’obtenir un avantage fiscal qui porte atteinte à l’objectif ou à l’application de la législation fiscale applicable. La Cour a estimé que cette disposition était inapplicable à une construction mise en place en 2010, puisque les dispositions de droit interne prises par les Etats pour se conformer à celle-ci devaient s’appliquer seulement à partir du 1er janvier 2019.
D’autre part, concernant le prétendu principe général de droit européen d’interdiction de l‘abus de droit, il est exact que la Cour de justice de l’Union européenne reconnait parfois l’existence d’un tel principe ; cependant, comme la Cour de cassation a d’ailleurs pris soin de préciser, un tel principe ne peut être invoqué que dans les cas où un contribuable se place abusivement (de manière purement formelle et donc artificielle) dans une position qui lui permet de profiter d’une disposition du droit de l’Union européenne, afin d’en tirer un avantage. Or, dans l’affaire soumise à la Cour, il s’agissait d’interpréter des dispositions relevant uniquement du droit interne belge : dès lors que le contribuable ne fondait pas son interprétation sur une disposition de droit européen, c’est en toute logique que la Cour a considéré que le Juge ne devait pas interpréter les prétentions des parties à la lumière du droit européen, inapplicable au cas d’espèce.
Dans tous les arrêts évoqués ci-avant, la Cour de cassation confirme en substance qu’il serait déraisonnable d’examiner à la lumière de la nouvelle définition de l’abus fiscal un « montage » dont les jalons auraient été posés à une époque où la loi nouvelle n’existait pas, outre le fait qu’un tel dépeçage ne parait pas respectueux du caractère indissociable de l’ensemble d’actes visé par la loi.
De manière générale, il appert de l’examen des arguments, parfois singuliers, que l’Etat belge développe à chaque occasion, une volonté farouche d’appliquer à tout prix les dispositions anti-abus belges ou européennes, quitte à raisonner à l’encontre de textes clairs ou de persister dans son erreur même quand les conditions d’application de celles-ci ne sont manifestement pas réunies. Attitude qui apparait, dans certains cas, aussi abusive que celles que le législateur a souhaité combattre.