Blanchit-on toujours plus ?
La Cellule de traitement des informations financières (CTIF) est chargée de recevoir des “déclarations de soupçons” provenant des entreprises assujetties à la législation anti-blanchiment : cela concerne essentiellement les banques et autres entreprises financières, mais aussi, dans une moindre mesure, des personnes ayant une activité autre que financière, comme les notaires, ou les experts-comptables, ou encore les marchands d’art ou de biens précieux.
La CTIF vient de rendre son rapport pour l’année écoulée, et les journaux ont mis en relief une augmentation extrêmement sensible des dossiers traités, c’est-à-dire de cas où une dénonciation a été faite à cet organisme. Le nombre de signalements reçus par elle en matière de blanchiment pour l’année 2023 s’élève à 63.753, contre seulement 42.970 pour l’année précédente. Cela implique donc une augmentation de 50 %.
Relevons tout de même que cela ne veut pas dire, en soi, que le blanchiment a augmenté de 50 %.
Cela signifie seulement que le nombre de dossiers transmis à la CTIF a augmenté de 50 %. En revanche, l’on constate, dans le même rapport, que le nombre de dossiers transmis par la CTIF aux parquets est resté pratiquement stable, puisqu’il est passé de 1.257 à 1.316.
On peut en tirer deux conclusions. La première est que les banques et les autres organismes ont de plus en plus de soupçons. La seconde est que, après premier examen du dossier, la CTIF n’aboutit pas nécessairement aux mêmes conclusions, puisque les dossiers transmis aux parquets, c’est-à-dire ceux jugés suffisamment graves et établis, ont à peine augmenté.
Il n’est donc pas évident que c’est le blanchiment qui a augmenté. Ce qui est réellement en progression, ce sont les dénonciations adressées à la CTIF.
Mais, si l’on s’en tient au pourcentage de dossiers transférés ensuite aux parquets, on aboutit à un chiffre d’environ 1,7 %. Donc, l’immense majorité des dénonciations ne sont pas justifiées, ou reposent sur des soupçons non établis.
Typhanie Afschrift
Avocate fiscaliste, professeure ordinaire à l’ULB
La CTIF a bien raison de relever que certains cas sont graves, comme du blanchiment de trafic de drogue. Elle relève toutefois aussi que le nombre de dénonciations pour fraude fiscale censées être “graves” a aussi beaucoup augmenté. Et elle fait le lien, assez évident, avec la circulaire de la Banque
nationale de 2021, qui a obligé les banques à faire un lookback sur une dizaine d’années. Cela a amené des banques à déterrer de vieux dossiers et les a sans doute poussées à dénoncer plus rapidement des faits qui, en temps normal, n’auraient pas paru si suspects que cela.
Dans ce contexte, il faut particulièrement regretter l’attitude du législateur qui a cru bon d’encore étendre la portée de l’article 505 du Code pénal qui définit le blanchiment. Jusqu’ici, il n’y avait pas d’infraction lorsque les fonds remis à un banquier ou à une autre entreprise assujettie relevaient de la fraude fiscale “simple”. On ne combattait que le blanchiment de la fraude fiscale “grave”.
Aujourd’hui, les banques devront dénoncer, en théorie, tous les cas, même de fraude simple. Inutile de dire que cela risque d’accroître encore le nombre de déclarations de soupçons sans effet sur la vraie criminalité. Ne serait-il pas plus raisonnable de réserver les forces précieuses de la CTIF pour des infractions réellement graves ? Le but est de poursuivre la grande criminalité, et non tous les petits retraités qui ramènent un peu d’argent de l’étranger…